Carnet de bord Gyrovague, le voyage invisible / automne
Les réparations
Gilbert joue chaque jour au tiercé les mêmes numéros. Aujourd’hui est un jour où il n’a pas joué et les numéros sont tombés. C’est le jour des réparations du cylindre.
Chaque coup de marteau pour redresser la taule froissée est une façon de se décharger de cette déveine.
Le départ
Roger est un homme angoissé et minutieux, l’un découlant sans doute de l’autre. Il sait me faire remarquer que le petit zigouigoui sur la carte me sera impraticable. Nous repoussons de quelques mètres le départ. A Jausier c’est encore l’été indien.
A la Condamine Chatelard, on y meurt peu. Il n’y a qu’à voir la vétusté du cimetière et son aspect inhabité. L’éternité semble s’être arrêté là.
On pourrait imaginer une publicité vantant les mérites de ce village. Une grande pancarte indiquerait à l’entrer du Village « venez mourir à la Condamine ».
L’Ubaye traversée, la nuit est tombée. De l’intérieur de la capsule, enfoui dans mon duvet, je scrute à la périphérie de mon ouïe la constellation des cloches d’un troupeau. Plus tard, beaucoup plus proche c’est un frottement puis un grognement que j’entends. Un sanglier prend son repas avec les noies de Cajou tombées lors du dîner. Ne bougeant pas, à l’écoute, je m’assure mentalement d’avoir suffisamment amarré la capsule.
Le double flot de la rivière juxtaposé au passage des camions sur la départementale donne à ce lieu une sonorité particulière. Je retrouve avec plaisir la douce chaleur enrobante du macadam de la D 900.
Le soleil pointe à la cime des conifères alors que je peine dans une botte de virages en épingle.
Au loin montent les camions,
Au loin montent les avions,
Et moi je roule.
La nuit et la soif sont arrivées sur le même sentier. Dans l’obscurité du bois de petits yeux scintillants m’accompagnent dans mon effort et s’arrêtent lorsque je reprends mon souffle. Je dois continuer jusqu'à un point d’eau que je rêve proche.
Enfin !
La citerne.
Viens que je te serre dans mes bras même si tu es trop grosse pour moi
Viens que je t’embrasse sur ton robinet tout petit et chromé
Viens me montrer ta belle couleur verte pour mieux te dissimuler
Viens m’abreuver même si je me dis que peut être, au fond, tu as un petit oiseau crevé
Qui me dégouline dans le ventre et le long du menton.
Dans la nuit, une…Deux…Trois… Quatre voitures sont passées par ce chemin escarpé.
Aujourd’hui c’est le jour de rien
Même un rocher ne vaut pas un gravier
Aujourd’hui c’est le jour de rien
Vivement qu’on en finisse.
Arrivé par le cimetière. On a collé derrière la montagne une feuille de papier rose en guise de ciel. Dans l’ombre du couchant un troupeau de mouton rentre à la bergerie guidé par une vieille femme à l’anorak du même rose.
Saint Ours, c’est là que je retrouve Nicolas.
A mon passage gronde le tonnerre qui surprend le promeneur.
A mon passage « on a cru qu’une voiture tombait de la falaise ! »
A mon passage la voiture des postes s’arrête plus bas.
A mon passage « salope, pute, fada, viens voir chérie ! » dit le restaurateur.
A mon passage je lève deux chasseurs.
A mon passage le désert des tartares, un plateau au sommet, plus haut un fort abandonné, une crevasse à passer, les nuages glissant vers la vallée, la nuit qui monte ainsi que le vent glacé, les pléiades qui scintillent, la lune posée comme un œuf sur un rocher. Moi couché avec deux bombonnes de gaz pour espérer faire chauffer le petit déjeuner.
Au matin le réchaud s’essouffle vite avec le froid qu’il fait. Les gouttes d’eau qui tombent tout juste réchauffées gèlent aussitôt. La plaine retrouve peu à peu ses couleurs mordorées. Les doigts engourdis, les cuisses contractées, les jambes mal assurées nous entamons la descente qui durera toute la journée.
A Larche, village fantôme en cette saison, nous sommes reçus par une femme habillée en cycliste. Elle tient en sa main gauche une scie électrique. Derrière nous la capsule que j’ai dû trainer a laissé un large sillon, je m’excuse pour le dérangement, «bah, ça ne gênera pas les moutons pour brouter ! », me dit-elle.
En avance de trois jours nous poussons jusqu'à Maison-Méane. De là Nicolas me propulse en voiture jusqu'à Bersezio.
A Bersezio c’est la nuit. Dehors c’est l’Italie, à l’intérieur de la capsule c’est la Sibérie, la condensation au contact de la taule givre instantanément.
Nicolas est reparti.
Au matin c’est à l’arrière d’un hôtel que je me réveille.
Des ouvriers s’affairent autour d’une clôture et me regardent m’extraire gauchement de la capsule. Sur la façade de l’hôtel fermé il est écrit : Welkom ! Bienvenue ! Wilkommen ! Un drapeau de l’Europe figé dans la glace y est fixé.
Ils ont arrêté leur travail, incrédules devant ce spationaute sorti de nulle part.
- Ou vas-tu comme ça ?
- A Caraglio.
- Pourquoi passes-tu par là, c’est difficile ? Pourquoi veux-tu monter alors que tu peux descendre ? Prends la S.S 21.
Je suis ce bon conseil d’un des ouvriers qui veillera régulièrement dans la journée à ce que je ne prenne pas un petit sentier, me doublant à bord de son pique-up.
Arrivé devant la bouche du tunnel où s’engouffrent les camions, rien ne sert de me précipiter, il sera toujours temps de mourir plus tard. Je préfère couper par la vieille route.
A Pontebernardo l’homme qui ma guidé toute la journée me salue et me souhaite bon vent.
Il y a des matins où j’attends dans le duvet que l’air de la capsule soit égal à l’air du dehors ce qui me fait démarrer généralement tard.
A mon passage un camionneur est en conversation avec les Carabiniers : « un homme pousse un cylindre sur la route…. »
A mon passage à Pietraporzio Un vieille femme me dit « bella capsoul, bella capsoul, moi j’étais taxi je connais Marseille : la Canebière, rue Paradis… Bella capsoul… ».
A mon passage un homme dit « demain il va pleuvoir »
A mon passage un autre me prend en photo avec son téléphone portable « Si je ne te prends pas en photo, personne ne me croira quand je parlerais de toi ! »
J’ai quitté la S.S 21 pour prendre la route militaire, je ne ferraillerais plus avec les camions. Un vent léger souffle.
A mon passage, une fontaine pour me ravitailler.
A mon passage, un sweet-shirt vert déchiré sur un bidon.
A mon passage, une forêt claire de bouleaux et de hêtres.
A mon passage, sous la capsule les châtaignes sortent de leurs bogues.
A mon passage, les glands font « poc ».
A mon passage, un homme que je ne voies pas crie.
A mon passage, au dessous la SS 21 est un ruban désert.
A mon passage, une jeune femme dans sa voiture, les doigts maculés de bleu posées sur le volant, le chien à l’arrière. Elle dit «… Mon père ma appelé, il a eu peur avec les bêtes… »
A mon passage, la voiture des carabiniers roule en contrebas.
A mon passage, je double un rouleau compresseur.
A mon passage, un homme âgé feint de ramasser des choses au sol pour me regarder.
A mon passage, un bout de plastique vert sort du chemin de terre emprunté.
Je me sens guilleret.
A Ruviera une carte à jouer tombée sur la route indique le chiffre 7.
A Vinadio le jour décline, je m’arrête près de Ponte Golleta pour la nuit. Les carabiniers m’ont trouvé. L’un des deux émet l’hypothèse que cette capsule est un satellite terrestre. Avant de me quitter, nous faisons quelques clichés. Une fois partis c’est au tour de vachers qui ont laissé leurs bêtes pour la nuit dans le champ d’à côté, après la transhumance. « Si tu n’étais pas si loin, me dit l’éleveur, je t’offrirais un steack gros comme ça » Ceci fait rire son employé. « Tu n’en aurais jamais mangé d’aussi bon ! » Je le crois volontiers en voyant les bêtes qui paissent tranquillement dans le pré.
L’obscurité a recouvert les peupliers et la rivière. Je suis épuisé d’avoir tant parlé.
Au matin la pluie n’est pas tombée. Un troupeau de mouton passe autour de la capsule. Un homme, que je distingue au travers de la vitre embuée de sa voiture, déjeune assis à l’arrière.
A peine décollé c’est le père de l’éleveur qui vient me retrouver, un beau chapeau de feutre sur la tête, à la lèvre un caillot de sang. Il est heureux.
Pas loin d’Aisone c’est madame le maire que je viens à croiser. Le temps me fait penser à la neige.
A mon passage, une poule descend une marche.
A mon passage, une plaque de marbre où il est écrit Sismondi Domenico 10-7-1931/ 28-6-1982 et des roses en plastique attachées à une pierre au milieu des feuilles d’automne.
A mon passage, les bêtes s’affolent et passent la clôture.
A mon passage, une voiture me double et s’arrête. Un couple en descend pour manger des noix sur une table en béton.
J’avance dans un jour triste.
Arrivé à Demonte, le soir, je m’arrête au cimetière où j’espère trouver un peu de calme. L’employée me dit : « ici tout le monde dort ! Alors si vous voulez vous y reposer je n’y voies pas d’inconvénient »
Jusqu'à tard, rien. Dans mon cylindre sur la petite table j’ai posé une petite nappe en papier toilette sur laquelle je déguste un whiskey. Plus tard, le parvis du cimetière s’avère un lieu de rencontre pour les jeunes amoureux et les amants. Après leurs ébats amoureux dans leur voiture, ils sortent pour fumer une cigarette avant de repartir.
Sous la douche, à la mairie de Demonte je regarde s’écouler par le siphon la poussière des pierres, les brisures d’insectes, les résidus de plumes...